Lettre (apocryphe) de Virginia Woolf à John Maynard Keynes

Extrait de « Mr Keynes et les extravagants – Cambridge la rouge » Librinova 2021

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« Monk’s House, Rodmell, le 26 mars 1941

Mon cher Maynard,

J’espère que ton cœur indocile te donne quelque répit. À Noël, tu paraissais soucieux et je n’ose imaginer comment toi-même m’avais trouvée.

Mon Roger Fry est enfin publié. Je me suis épuisée au travail. Inutilement. Mes seules occupations sont d’arpenter la lande froide, mille fois explorée. Maintenant, le courage me fuit. Je ne fais qu’écouter le chant des bouvreuils à qui je parle aussi. J’ai achevé de relier les livres de ma bibliothèque. La neurasthénie reste ma fidèle compagne et mon inexpugnable ennemie. Et d’ailleurs, qu’importe la vie puisqu’elle est menacée de partout. Nos libertés et notre éthique amorale, n’ont opposé qu’un front désarmé aux assauts barbares d’idées dégoûtantes.

J’ai cru pouvoir échapper aux bombes allemandes en me réfugiant ici. Je n’ai gagné qu’une place à la loge royale d’un gigantesque cirque où nos Spitfires trop fluets affrontent d’abominables monstres pareils à ceux qui hantent mes nuits. La cacophonie qui accompagne ce ballet redouble mes migraines. As-tu su qu’un Messerschmitt avait survolé Monk’s House en rase-mottes alors que je jouais paisiblement au croquet avec L.[1]. Je me suis vue déchirée, collée à Julian[2] qui gisait la poitrine ouverte, inondant de son sang la terre déjà rouge de la sierra. Puis le dragon s’est éloigné pour aller cracher ses flammes ailleurs. Pourquoi le sort m’a-t-il privé d’une mort paisible et glorieuse qui m’aurait sacré héroïne et assuré du même coup l’éternité à mes baragouins ? Pourquoi m’a-t-il refusé de mourir comme Julian, tuée par le même avion peut-être ? Un pilote allemand, perdu dans la campagne, a été froidement abattu par les fermiers. Je m’en suis réjouie. Mon atrocité me révulse. Dans quelle ère glaciaire sommes-nous entrés ?

Je suis sûre de l’invasion. Que deviendrait mon Juif ? Et moi-même ? Et nous tous ? Où fuir ? L. refuse de partir.

Notre petit monde a échappé à l’autre guerre. Nos hommes devaient seulement se remplir les naseaux de l’odeur âcre du foin. Nous les avons suivis et sommes restés dans cette campagne joyeuse et accueillante. Nous y avons trouvé la paix de l’esprit et du cœur. D’autres comme toi avaient échappé au feu pour servir le pays. On t’a boudé pour cela, sauf N. (et D. [3], bien sûr) qui te mettait le grappin (sais-tu jusqu’à quel point elle t’a aimé ? ). Mais tu avais raison, préparer la paix vaut mieux que la fenaison.

Bloomsbury a été bien puni, mais j’ignore de quelle faute. Mon ancienne maison de Tavistock que je n’avais pu complètement déménager encore, est détruite. Les obus ont ouvert la seule pièce qui méritait d’être vue de l’extérieur, le salon décoré par D. et N. Mecklenburgh est inhabitable. L’atelier de N. et D. a été ravagé, mais les œuvres ne sont que des victimes bien mineures. Je crains que les portraits de Julian ne soient perdus. Les vautours nazis ne se contentent pas de tuer les hommes, ils dérobent aussi leur mort.

Je ne crois pas à une paix prochaine. La France est perdue, l’Amérique nous abandonne et la Russie nous trahit. Nous résistons mais c’est l’invasion qui nous guette. Je ne veux pas la voir. Si un jour la paix triomphe, ce sera sur les bases d’un autre Monde. Démêle l’écheveau, tisse une toile qui arrêterait les enchaînements désastreux qui conduisent à la guerre. L’incroyante prie je ne sais quel Dieu (tu vois où j’en suis) pour que ta santé et ton cerveau te permettent de mener à bien cette mission.

Julian a été la victime de ses amis, ces garçons beaux et subtils, passés bêtement de l’insouciance à l’obscurantisme. Ils furent plus convaincants que nous qui savions qu’il serait tué. Je ne nous pardonne pas ce crime.

Hier, avec L., je suis allée prendre le thé chez A. et B. [4]. Tu sais qu’ils se sont installés à Claverham. Je nourris les plus grandes inquiétudes. Ce serait pourtant nous renier que de s’offusquer des années qui les séparent. C’est aussi que nous ne parvenons pas à considérer A. comme une adulte. Je l’ai compris hier par son refus de supporter mon rituel des baisers qui maintenant l’importune. M’aimes-tu, petite sorcière ? Ai-je osé lui demander. Bien sûr Virginia, s’est-elle crue obligée de me répondre. La mort de Ray[5] rend le mariage possible. Ce serait folie. N. perdrait A. Je ne veux pas qu’on tue Julian une seconde fois.

Tu connais les fils de la tragédie, nos secrets trop longtemps cachés. Après la mort de Julian, N. a voulu en finir avec l’imposture familiale. Elle lui a dévoilé le secret de sa paternité. Cet aveu ne l’a pas délivrée d’une emprise que j’ai toujours déplorée. Tant que B. restait l’ami fidèle que nous aimons et apprécions, ses relations passées avec D.[6] pouvaient rester sans conséquence. Mais lorsque notre A. a commencé à le fréquenter de trop près, personne ne lui a dit que cette union avait une répugnante odeur d’inceste. Elle ignore encore cette stupide promesse de B., de l’épouser dès qu’elle aurait vingt ans[7]. Parfois, le jeu pervers du hasard en fait des vérités. Épouser A. ne serait pas l’aimer, mais rejouer avec la fille une partie perdue avec la mère. N. ne mérite pas cette nouvelle punition.

Ta filleule t’a toujours porté une affection qui remonte à ses souvenirs les plus tendres. Je sais que le monde que nous avons voulu s’effondre et que les étoiles de notre voie lactée, vont se disperser avant de s’éteindre. Je t’ai demandé beaucoup tout au long de ta vie car tu étais le plus solide pilier de notre étrange clique. Tu trouveras mieux que moi les mots justes, car l’écrivain, a piteusement échoué. Ce sera ma toute dernière demande.

Embrasse chaleureusement Lydia pour moi. Qu’elle me pardonne d’avoir été si souvent odieuse avec elle.

Surtout, prend soin de toi

Ta V. « 

Virginia Woolf
Le neveu, Julian Bell
tué lors de la guerre d’Espagne
La sœur (grande amie de Keynes) Vanessa Bell
Virginia avec sa nièce, Angelica Bell
David « Bunny » Garnett, l’amant d’Angelica (ils se marieront après le suicide de Virginia)
Duncan Grant, compagnon de Vanessa Bell et père biologique d’Angelica

[1] Leonard Woolf.

[2] Julian Bell, neveu de VW, mort pendant la guerre d’Espagne.

[3] Vanessa (« Nessa ») Bell et Duncan Grant.

[4] Angelica Bell et David « Bunny » Garnett.

[5] Ray Marshall, première épouse de Bunny.

[6] Duncan Grant, père biologique d’Angelica et ancien amant de Bunny (voir tome 1).

[7] Tome 1.

Publié par Jean-Marc SIROEN

Jean-Marc Siroën est né à Paris. Docteur en Sciences économiques, Professeur aux Universités d’Orléans et de Paris Dauphine, il a écrit de nombreux livres et articles d’économie. Il intervient également dans les médias sur les questions internationales. Il livre ici son premier récit romanesque qui explore quelques épisodes de l’histoire du XX° siècle qui impliquèrent le célèbre économiste John Maynard Keynes.

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